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C’était un rêve brumeux, de ces rêves dont il ne se souvenait jamais au matin. Il poursuivait quelqu’un dans les entrailles d’un navire désert plongé dans l’obscurité. Comme l’Eagle : algues verdâtres, vase grise.
Sa proie dérivait devant lui, floue, lui échappant sans cesse. Il voulut s’arrêter, mais la silhouette fantomatique se moqua de lui, le défiant.
Un son aigu éclata dans ses tympans. Il émergea de son cauchemar et agrippa le téléphone.
« Dirk ? lança une voix enjouée.
— Ouais.
— J’ai des nouvelles pour toi.
— Hein ?
— Tu dors ? C’est Julien.
— Perlmutter ?
— Réveille-toi ! J’ai découvert quelque chose. »
Pitt alluma sa lampe et se redressa dans son lit.
« Vas-y, je t’écoute.
— J’ai reçu un rapport de mes amis en Corée. Ils ont examiné les archives des chantiers navals. Tu ne devineras jamais. Le Belle-Chasse n’a pas été envoyé à la ferraille. »
Pitt repoussa les couvertures et mit les pieds par terre.
« Continue.
— Désolé d’avoir mis aussi longtemps, mais c’est un incroyable imbroglio. Depuis trente ans quelqu’un s’amuse à jongler avec des navires. C’est proprement inimaginable.
— Allez, raconte.
— D’abord, une question. Le nom inscrit sur l’arrière du cargo que tu as retrouvé en Alaska ?
— Le Pilottown ?
— Oui. Est-ce que les lettres étaient encadrées de baguettes soudées ? »
Pitt réfléchit.
« Si je me rappelle bien, la peinture était à demi effacée. Les arêtes avaient dû être limées. »
Perlmutter poussa un soupir de soulagement :
« J’espérais que tu répondrais ça.
— Pourquoi ?
— Tes soupçons se confirment. Le San Marino, le Belle-Chasse et le Pilottown ne sont qu’un seul et même bateau.
— Nom de Dieu ! s’écria Pitt maintenant tout à fait réveillé. Comment as-tu fait le rapprochement ?
— En découvrant ce qui était arrivé au véritable Pilottown, expliqua Perlmutter. Mes correspondants n’ayant trouvé aucune trace d’un Belle-Chasse mis à la ferraille dans les chantiers navals de Pusan, je leur ai demandé sur une simple intuition de vérifier auprès des autres chantiers de la côte. Ils sont tombés sur une piste à Inchon. Les contremaîtres des chantiers navals sont des types fascinants. Ils n’oublient jamais un bateau, surtout un bateau qu’ils ont démoli. Ils jouent aux durs, mais au fond d’eux-mêmes, ils sont tristes de voir débarquer un navire chez eux pour son dernier voyage. En tout cas, un contremaître à la retraite a évoqué avec eux le bon vieux temps pendant des heures. Une vraie mine de savoir.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Pitt avec impatience.
— Il se souvenait très bien d’avoir dirigé l’équipe chargée de transformer le San Marino, un cargo, en un minéralier rebaptisé Belle-Chasse.
— Mais les dossiers officiels ?
— Certainement falsifiés par les propriétaires du chantier naval, qui d’ailleurs sont de vieilles connaissances. La Sosan Trading Company. Notre contremaître s’est aussi rappelé avoir lui-même donné le coup de grâce au vrai Pilottown. Il semblerait bien que la Sosan Trading, ou ceux qui sont derrière, se soient emparés du San Marino et de sa cargaison après avoir tué l’équipage. Ensuite, ils ont fait modifier les cales pour transporter du minerai, ont rebaptisé le bateau et l’ont renvoyé sillonner les mers.
— Et quel est le rôle du Pilottown dans cette affaire ?
demanda Pitt.
— C’était un cargo appartenant officiellement à la Sosan Trading. Tu aimeras sans doute savoir que les organisations maritimes internationales le soupçonnaient d’au moins dix infractions douanières. C’est beaucoup, crois-moi. On pense qu’il a trafiqué un peu de tout, depuis du plutonium pour la Libye et des armes pour les rebelles argentins jusqu’à du matériel de haute technologie pour les Russes. Il était affrété par une bande de petits malins. Ces délits n’ont jamais pu être prouvés. Cinq fois, on a su avec certitude que le Pilottown avait appareillé avec un chargement clandestin, mais on n’a jamais réussi à le prendre sur le fait au moment de la livraison. Quand il est devenu trop vétusté, on l’a fourgué à la ferraille en détruisant tous les dossiers le concernant.
— Mais pourquoi avoir prétendu qu’il avait coulé alors que c’était en réalité le San Marino, alias le Belle-Chasse, qu’ils avaient envoyé par le fond ?
— Parce qu’on aurait pu poser des questions embarrassantes sur la carrière du Belle-Chasse. Le Pilottown était bien connu et ils ont préféré déclarer que c’était lui qui avait sombré en 1979 avec une cargaison fantôme pour réclamer des dédommagements énormes aux compagnies d’assurances.
— Ce contremaître a mentionné d’autres bâtiments que la Sosan Trading aurait ainsi reconvertis ?
— Oui, deux, un pétrolier et un porte-conteneurs, répondit Perlmutter. Mais il s’agissait plutôt de remises en état, ils s’appelaient Boothville et Venice.
— Et avant ?
— Selon lui, toute trace d’identification avait disparu.
— On dirait que quelqu’un a réussi à se monter une flotte entière de bateaux volés.
— Une façon économique et assez dégueulasse de concevoir les affaires.
— Rien de neuf en ce qui concerne la société mère ? demanda Pitt.
— Encore une impasse. Notre informateur a quand même noté qu’un gros ponte avait l’habitude de venir inspecter les navires quand ils étaient prêts à reprendre la mer. »
Pitt se leva.
« Pas d’autres détails ?
— Non, je ne crois pas.
— Il doit bien y avoir quelque chose pourtant. Un signalement, un nom, je ne sais pas.
— Attends une seconde que je vérifie dans le rapport. »
Perlmutter feuilleta les pages et déclara enfin :
« Voilà, j’ai trouvé. Le type arrivait toujours dans une limousine noire. La marque n’est pas précisée. Il était grand pour un Coréen...
— Un Coréen ?
— C’est ce qui est écrit, répondit Perlmutter. Et il parlait coréen avec un accent américain. »
La silhouette fantomatique du rêve de Pitt prit une forme vague.
« Julien, tu as fait du bon boulot.
— Désolé de n’avoir pu approfondir.
— Tu nous a enfin permis de marquer un premier point.
— J’espère que tu épingleras ces fumiers, Dirk.
— J’en ai bien l’intention.
— Si tu as besoin de moi, je suis à ta disposition.
— Merci, Julien. »
Pitt raccrocha, alla ouvrir sa penderie et passa un kimono. Puis il entra dans la cuisine, se fit un jus de goyave avec un fond de rhum et composa un numéro de téléphone.
Après quelques sonneries, une voix indifférente répondit :
« Ouais ?
— Hiram, préparez votre ordinateur. J’ai un nouveau problème pour vous. »